Odradek / Pupella-Noguès

Centre de création, formation et développement pour les arts de la marionnette

« Aux frontières du théâtre » A.Rykner et J.Noguès

Conversation entre Arnaud Rykner et Joëlle Noguès

Contribution à l’ouvrage « Pédagogie et formation ».Éditions Théâtrales 2004
Sous la direction d’Évelyne Lecuq

Joëlle Noguès
Arnaud Rykner

Dans quel cadre s’inscrivent les cours de théâtre de marionnettes et quelles sont les perspectives d’un tel enseignement ?

Arnaud Rykner :
Les cours sur la marionnette s’inscrivent à Toulouse dans le cadre d’une Licence Arts du spectacle, Mention Études théâtrales. Il est important de savoir qu’aucune formation de cette sorte n’existait à Toulouse jusqu’à très récemment, bien que la ville soit historiquement la première ville de la décentralisation théâtrale (avec le théâtre du Grenier de Sarrazin), et bien que de telles formations, habilitées par le Ministère de l’Éducation Nationale, existent depuis longtemps dans plus d’une vingtaine d’Universités.
Une telle formation universitaire, ne commençant qu’à Bac + 3, n’a pas la prétention de former directement des professionnels du spectacle. Mais elle vise soit à apporter une formation complémentaire qui permettra d’infléchir dans cette direction une formation antérieure, soit à constituer une première étape vers l’intégration dans des structures culturelles ou plus spécifiquement théâtrales (collectivités locales, théâtres, compagnies, etc.). Elle vise incidemment à former de futurs spectateurs, susceptibles par la suite d’accompagner (à titre individuel, associatif, ou professionnel par le biais par exemple des comités d’entreprises). Un dernier public visé ressort de la formation continue, notamment avec des professionnels en reprise d’études (jusqu’ici uniquement des intermittents).

Joëlle Noguès :
À partir du moment où la marionnette entre à l’Université, on peut dire qu’elle atteint une certaine maturité, acquise grâce au travail des Compagnies et au rayonnement qu’elle a imposé dans l’art théâtral.
Plus que nulle part ailleurs peut-être, l’Université propose une réflexion sur le sens du théâtre dans notre société, évitant toute recherche d’une certitude, interrogeant les schémas théâtraux...
Mais attention : L’université n’est pas une école d’art !

... Quels en sont alors les enjeux ?...

À l’Université de Toulouse Mirail, ont été mis en place des cours qui alternent un enseignement d’histoire et d’esthétique du théâtre avec des pratiques théâtrales, mais dans une proportion donnant plutôt une priorité aux cours « théoriques ».
L’Université n’est pas en mesure (et ce n’est pas encore son rôle !) de proposer une professionnalisation, c’est ce qui fait la différence avec une École d’Art (j’entends par école d’art toute école professionnalisante - conservatoire, école de théâtre -TNS, ESNAM...), Mais peut proposer des « pistes » à suivre...Ou non. Le risque à éviter est celui d’un excès d’expérimentations.

Arnaud Rykner :
À ce propos, l’enseignement de la marionnette au sein d’une telle formation (histoire, esthétique, théorie et pratique) ne peut évidemment être qu’un des éléments du dispositif, le cadre horaire des diplômes nationaux étant extrêmement contraignant.*

En tenant compte de ces contraintes, quelle est la place que le théâtre de marionnettes occupe à l’intérieur de ces cours ?

Arnaud Rykner :
En créant la filière et en obtenant son habilitation j’ai choisi de donner à la marionnette une place qui peut paraître privilégiée au vue des ces contraintes. Ce choix, qui se veut un choix politique et artistique, tient à la fois à une réalité locale (une réelle richesse de la création régionale dans ce domaine) et à un constat esthétique : le théâtre aujourd’hui ne s’invente plus dans les théâtres, soit parce que l’institutionnalisation croissante de ces derniers tend à figer la dynamique créatrice (suite, notamment, à l’absence totale de formation et de regard critique de la plupart des « décideurs culturels » qui tendent à reproduire des schémas passés, sans le savoir, et à fonctionner uniquement en circuit fermé - ce à quoi peut en partie remédier l’Université), soit parce que des formes a priori non-« théâtrales » (danse et marionnettes pour l’essentiel) ont pris le relais face à cette abdication généralisée du théâtre. C’est en ce sens que doit se comprendre l’appellation « Frontières du théâtre » qui a été choisie pour désigner le cours regroupant Histoire et esthétique de la danse moderne et contemporaine et Histoire et esthétique de la marionnette.

Dans ce contexte, comment enseigner le théâtre de marionnettes ?

Joëlle Noguès
Il est quelquefois désespérant de constater que la plupart des étudiants arrivant aux cours n’ont aucune référence, aucun « vécu » en ce qui concerne le théâtre de marionnettes. L’enjeu de cet enseignement est donc celui d’enseigner le goût de la découverte.
Enseigner l’histoire du théâtre de marionnettes signifiait pour moi rechercher les moments de frictions, de rencontres, d’influences entre l’histoire du théâtre- version acteurs - et entre l’histoire du théâtre- version Marionnettes -, de Punch à Recoing en passant par Shakespeare, des ombres indonésiennes à Amoros et Augustin en passant par Lescot, de Craig à Régy en passant par Kantor, sans oublier les influences des plasticiens (mouvement du Bauhaus, jusqu’à Boltansky...).
Le parti pris est de parler non de l’histoire des marionnettistes, mais d’une histoire du Théâtre de marionnettes dans l’histoire du Théâtre en général, et à partir des mouvements fondateurs de créer une sorte de carte, de parcours.
Sans oublier que cette formation s’intègre aux autres cours suivis par les étudiants à l’intérieur de ce cursus théâtral, il est important d’ouvrir les voies de la réflexion dans un contexte le plus ample possible, donnant plus d’importance aux mouvements contemporains et traditionnels qu’aux seuls marionnettistes.
Un exemple : quand on analyse avec les étudiants dans le cours-marionnette La Classe Morte de Kantor (qu’ils étudient par ailleurs), l’interrogation se porte de manière évidente sur la place, sur la présence des mannequins, plus que sur la présence de l’acteur ; la présence des mannequins et de leur signification symbolique (l’enfant - mort que chacun porte en nous) est mise en avant et analysée d’un autre angle de vue, celui du théâtre des marionnettes.
Il s’agit, en quelque sorte, d’agrandir le champ de vision et d’analyse, en proposant un autre éclairage. Avec, à la base, la question : qu’apporte la marionnette, dans ce contexte théâtral spécifique ? Et vice-versa : l’analyse ne serait complète si elle n’apportait aussi les outils du Théâtre pour interroger la présence et l’action de la Marionnette

Vous parlez de « Frontières du théâtre » : doit-on entendre que la marionnette n’est pas « dans » le théâtre ?

Arnaud Rykner :
Cette « marginalité » (entendue au sens positif de ce qui dans la marge échappe au mouvement centripète et majoritaire) est une chance pour la marionnette qui a gardé intact son pouvoir d’inquiéter le théâtre. Mais elle peut aussi se comprendre comme une façon différente d’être au centre. Que l’interrogation sur la marionnette soit au cœur des préoccupations de ceux qui sont à l’origine du théâtre moderne (de Maeterlinck à Kantor en passant par Craig et Meyerhold) nous oblige à prendre conscience de cette urgence de la marionnette et de son enseignement. On voit alors comment ce dernier conjoint une réflexion sur nos pratiques (de créateurs ou de spectateurs) et la diffusion d’un savoir universitaire. De même, dans le cadre des cours de pratique scénique (qui ne sont pas exclusivement centrés sur la marionnette puisque un peu plus de 40 heures sont également consacrées à d’autres approches), la marionnette oblige les étudiants à envisager leur rapport à la scène autrement que comme la mise en avant d’un ego toujours suspect.

Joëlle Noguès
Il est intéressant de voir que la marginalité de la marionnette est vécue comme quelque chose de positif et novateur du point de vue du Théâtre.
Mais c’est une analyse que je ne partage pas complètement : pour moi la marionnette fait partie intégrante de l’Histoire du Théâtre, ce qui ne nie pas l’aspect de provocation, d’interrogation ou de rupture avec les règles du jeu de l’acteur ou de la relation à l’espace. Débat à suivre...

Justement, qu’apporte en concret aux étudiants ce travail sur la marionnette ?

Arnaud Rykner :
Travailler concrètement sur la marionnette (dont Craig disait justement qu’elle était l’acteur sans le Moi) c’est donc faire l’expérience d’une théâtralité radicale, dont tout risque de narcissisme, ou presque, est évacué. C’est faire l’expérience d’une altérité qui est aux fondements mêmes de l’acte théâtral. On voit que le problème dépasse largement la simple pratique d’une discipline spécifique. La marionnette, de ce point de vue, est un enjeu esthétique et pédagogique, éthique et politique. La question du caractère professionnalisant ou non de l’enseignement dispensé devient dès lors sinon secondaire du moins relativement moins urgente à trancher. En tout état de cause, et, quoi qu’on en pense, la vocation de l’Université, du moins dans ce domaine, n’est pas tant de déboucher directement sur un métier (même si les projets sont nombreux pour faire de cette filière toulousaine la première pierre d’une formation effectivement « professionnelle »), que d’aider l’individu à aborder sa future activité en fonction d’exigences qu’il aura su découvrir au long de ce parcours. Que l’étudiant qui aura suivi une telle formation devienne, directement ou après une formation complémentaire et pour le coup spécifiquement professionnalisante, marionnettiste, comédien, metteur en scène, directeur de théâtre, responsable d’associations, responsable politique, journaliste, administrateur, employé, etc., on peut attendre que sa rencontre avec la marionnette change son regard sur l’art, sur la société et sur le monde.

Comment s’articulent les travaux « pratiques » ?

Joëlle Noguès :
C’est une pratique en accéléré !
Trente-deux heures (soit quatre jours) par étudiant sont bien peu, au regard de la complexité du Théâtre de Marionnettes. Il faut donc envisager ces moments comme une initiation à une discipline artistique qui nécessiterait en réalité beaucoup de temps.
En effet, le théâtre de marionnettes est à la fois un art théâtral mais aussi l’art de la manipulation.
Il a fallu donc construire un enseignement et proposer une expérience théâtrale différente ; avant tout il fallait faire vivre à l’étudiant l’élément essentiel du théâtre de marionnettes, que représente le rapport marionnettiste-acteur -objet/marionnette - espace scénographique - texte - spectateur ?. Mettre en place un vocabulaire commun (impulsion - délégation), accepter de déléguer à un corps extérieur, différent de son propre corps d’acteur ; et parallèlement à cela, aborder les techniques de la manipulation.
La proposition de travail se base sur une relation texte (brefs extraits de textes théâtraux ou poétiques contemporains) et matière (marionnettes, ombres, objets...) ou sur la présentation d’une maquette de scénographie de théâtre de marionnettes (il ne faut pas oublier que les étudiants n’ont pas forcément de formation de comédien, ni aspirent à l’être...).
Quatre jours de pratique par étudiant c’est bien peu, il faut donc les envisager comme quatre jours pour donner le goût de la découverte, l’envie de poursuivre, de quelque manière que ce soit pouvant aller jusqu’à une formation plus approfondie ; mais aussi simplement aller voir des spectacles, les analyser, éveiller un regard critique...Très souvent, d’ailleurs, après ces quatre jours, les étudiants manifestent le désir d’une prolongation, d’une confrontation avec un projet plus précis et à long terme. Ce qui leur manque, par la suite, c’est un espace pour ces réalisations...

J’aimerais citer une phrase de Brunella Eruli, en guise de conclusion :
« ...Comment réussir à transmettre aux élèves la nostalgie de quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore, que peut être ils ne connaîtront jamais, mais qu’ils doivent rechercher avec l’acharnement de celui qui sait avoir perdu ce qui lui était le plus précieux au monde ».Brunella Eruli in PUCK n°7

* 350 heures pour une telle Licence, intégrant 50 d’heures d’option et 50 de langue, et devant couvrir un champ qui va de l’histoire du théâtre mondial à quelques éléments de politique culturelle, de l’histoire de la mise en scène et de l’acteur à l’analyse de spectacles). L’absence de 1e et de 2è années, spécifique à Toulouse, si elle permet de recruter des étudiants extrêmement motivés aux parcours extrêmement variés (la quasi-totalité a déjà une Licence dans une autre discipline, et nombreux sont ceux qui ont déjà une maîtrise, voire un DEA - soit 5 années d’études après le bac), oblige aussi à considérer une part de l’enseignement comme une initiation accélérée

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Arnaud RYKNER professeur, initiateur de la licence Arts du spectacle, Mention Etudes Théâtrales, Université de Toulouse-Le Mirail, a publié plusieurs essais chez Corti et au Seuil, notamment sur le théâtre, mais aussi sur l’œuvre de Nathalie Sarraute et plus généralement sur l’esthétique de la représentation. Metteur en scène, il a été l’assistant de Claude Régy. Arnaud Rykner a publié également plusieurs romans. Il est membre de l’Institut Universitaire de France.

Joëlle Noguès, dirige avec Giorgio Pupella la Compagnie Pupella-Noguès. Metteur en scène, scénographe et marionnettiste, elle est chargée du cours d’histoire et esthétique de la marionnette et des ateliers de pratique à l’Université de Toulouse-Le Mirail.